« Bi Kidude ? On ne pouvait pas prendre cette femme à la lègère ! » s’exclame Maryam « Mim » Suleiman, prof de métallurgie devenue musicienne, quand on lui parle de Bi Kidude : cette artiste zanzibarienne de légende décédée en 2013, et qui se produisait encore quand elle avait 100 ans.
Qui dit Kidude dit forcément taarab, ce mélange de musique tanzanienne, de poésie d’Afrique de l’Est et d’Arabie aussi riche d’influences que l’est la langue côtière swahili, dans laquelle ses chansons sont généralement écrites.
Née à l’époque de la roupie
Personnage devenu presque folklorique, Kidude est née Fatuma Binti Baraka vers 1910 ou, comme elle s’en souvenait, « à l’époque de la roupie » (monnaie indienne alors encore en circulation dans la région). Fille d’un vendeur de noix de coco, elle avait grandi dans le village de Mfagimaringo et la légende veut que l’un de ses premiers actes de rébellion fut de s’enfuir de l’école coranique à l’âge de dix ans. Inspirée par la musique et l’art de la militante féministe et anticolonialiste Siti binti Saad, et par les orchestres de firquah égyptiens, Kidude erra alors jusqu’en Tanzanie en boutre (voilier arabe traditionnel) et commença à parcourir l’Afrique de l’Est à pied (elle rechigna à porter des chaussures tout au long de sa vie) afin de poursuivre sa propre éducation alternative, en chantant et en recueillant des chansons au gré de ses aventures.
De retour à Zanzibar, elle se maria et divorça deux fois et, incapable de concevoir un enfant, participa aux cérémonies de passage à l’âge adulte de l’Unyago, rite de passage au cours duquel les adolescentes reçoivent une éducation sociale et sexuelle. C’est à cette époque que Fatuma Binti Baraka devient Bi Kidude (en kiswahili, « petite grand-mère ») en raison de sa petite taille et de son rôle de mère par procuration. Tout au long de sa vie mouvementée, Kidude exerça de nombreuses activités indépendantes en tant que guérisseuse, apothicaire, artiste henné et, bien sûr, musicienne.
Elle finit par s’installer dans le quartier Shangani, à Stone Town, où elle commence à fréquenter les taarab social clubs et à s’immerger dans cette culture dirigée par des femmes, dont les paroles très libres, comme des pieds de nez au patriarcat ambiant, prennent fréquemment à partie les hommes en évoquant leurs comportements sexuels. Attirant l’attention sur elle, elle devient rapidement une célébrité locale, restant pourtant relativement inconnue en dehors de Zanzibar.
Cela jusque dans les années 1980, époque à laquelle Mim Suleiman aperçoit pour la première fois la chanteuse, déjà senior.
« Je n’oublierai jamais. Nous vivions à Stone Town, à Zanzibar », raconte Mim, émerveillée. « Il n’y avait qu’une seule chaîne de télévision et nous la regardions, et des personnes âgées parlaient à une chanteuse. Elle avait alors 70 ans et c’est elle qui était interviewée. En la regardant, j’étais hypnotisée. »
Malgré cette apparition marquante, Mim précise rapidement que Kidude n’était pas particulièrement appréciée, et elle était même souvent tournée en ridicule à cette époque. Toute sa vie, son art rebelle et son refus de respecter le purdah (rideau de séparation qui cache les femmes à la vue des hommes, NDLR) se heurtèrent au conservatisme, qualifiés de « haram » (pêché) par des gens qui « ne réalisent toujours pas la valeur qu’elle avait », insiste Mim.
Un regain d’intérêt (et de respect) pour son interprétation du répertoire taarab facilitera une série de tournées, d’abord avec le Sahib El-Ahri Band, puis avec les Twinkling Stars, au cours desquelles Kidude enflammera les scènes d’Europe, de Scandinavie, du Japon, du Moyen-Orient et de l’Asie du Sud-Est.
Récompensée en 2005 par un prix WOMEX, l’histoire de Kidude et son succès international en fin de vie, un peu à la manière d’un Buena Vista Social Club, a inspiré deux films, As old as my tongue and I shot Bi Kidude réalisés par le documentariste Andy Jones. C’est lorsqu’elle atteint son crépuscule que Mim Suleiman, vivant aujourd’hui au Royaume-Uni, réalisa qu’elle devait essayer de la rencontrer.
Mim avait alors délaissé la science au profit de la musique et redécouvert la musique de Kidude : « J’ai vraiment mieux compris qui elle était lorsque je suis devenue musicienne. Sa force, son endurance, la taille qu’elle prenait lorsqu’elle jouait, elle me faisait pleurer. Je me suis dit qu’il fallait que j’en sache plus sur cette femme, elle est en train de vieillir ! »
Transmissions
C’est ainsi que Mim se rend à Zanzibar en 2013 pour rendre hommage à Kidude, désormais malade. « Je lui ai fait une sérénade, je savais que je n’aurais jamais d’autre occasion de le faire. Elle savait aussi qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps », explique Mim. Kidude décédera effectivement trois semaines plus tard.
« C’était une artiste authentique. C’était une guérisseuse, elle était… ». Mim manque de mots pour rendre justice à la femme qu’elle se sent si chanceuse d’avoir rencontrée. « L’énergie qu’elle possédait, son intrépidité ».
Mim est une vraie touche-à-tout: elle a écrit un livre de cuisine, produit des films, dont son road movie féministe uSISTA (« le premier road movie d’Afrique de l’Est avec des femmes au volant »), et bien sûr écrit sa propre musique, qu’elle interprète à la fois acoustiquement et électroniquement.
Alors que notre conversation aborde le catalogue de Bi Kidude, Mim évoque« Muhogo wa jang’ombe », soutenue par l’emblématique Culture Music Club, avec ses violons, sa cithare et ses percussions typiquement taarab. « J’adore ce sens insolent », dit Mim à propos des paroles poétiques qui prônent métaphoriquement la valeur du travail, le tout interprété par Kidude et la force qui la caractérise.
Commençant crânement le morceau en chantant « Je n’ai pas peur de la cuillère quand il s’agit de cuisiner le manioc », Bi continue :
Muhogo wa jang’ombe, sijauramba mwiko
Je n’ai pas peur de toucher le manioc Jang’ombe, je n’ai pas peur des superstitions
Usitukane wakunga, na uzazi ungalipo
N’insultez pas les sages-femmes, car vous pourriez avoir besoin d’elles pendant l’accouchement
Kaditamati naapa, muhogo sitonunua
Je jure sur l’honneur que je n’achèterai pas ce manioc
Haikuwa Maimuna, aliyekwenda ung’oa
Ce n’est pas Maimuna qui est allée le déraciner
Kapata tete kuanga, na ugonjwa wa shurua
Elle souffre de diarrhées et de crampes depuis qu’elle a mangé du manioc
Mim mentionne également un clip de Kidude jouant du tambour avec une vigueur impressionnante. Cela nous amène au dernier chapitre de cette biographie : l’influence de cette percussionniste centenaire sur le singeli.
Tout comme Kidude qui retravaillait les compositions de Siti binti Saad, les artistes du singeli DIY d’aujourd’hui recyclent la musique de Kidude sous forme de boucles, en empruntant les rythmes Unyago et en s’amusant à en briser toutes les règles.
Avec un mythe qui ne fait que croître, notre conversation se termine par la promesse d’autres anecdotes : « J’entends tout le temps de nouvelles histoires à son sujet », s’amuse Mim, avant de conclure par cette plongée fascinante dans la vie et l’héritage d’une artiste aussi authentique que singulière.